Falling stars | Libre

Il faisait nuit noire sur les terres de la meute Typhon. Une nuit sans lune, mais chargée de ces mortelles étoiles qui s'étaient mises à pleuvoir sur les plages de Belle-Obène. Le sud était le plus touché, mais le grand chien blanc découvrait avec contrariété que l'averse de rocs brûlants semblait bel et bien monter sur le littoral Ouest. Des cratères noircis étaient creusés à intervalles irréguliers sur le sable d'ordinaire plat et uniforme. De temps à autre, un sifflement indiquait la chute d'une météorite, rapidement suivi d'une explosion et d'un éclat de lumière. Vengeur était tapi un peu à l'écart, ses yeux sombres rivés sur le ciel et toute la haine qu'il avait décidé de leur vouer.

Leur-Mère était calme ce soir-là, impassible devant ce déchaînement céleste. Cela convainquait d'autant plus le Bêta que ce qui s'y déroulait n'avait rien à voir avec leur divinité. Ou du moins, n'était pas un châtiment qui leur était destiné. Les Typhons avaient toujours vécu en harmonie avec la nature et avec celle qui leur permettait de survivre. Ils pêchaient parmi les bancs de poissons en respectant leurs temps de reproduction, ils chassaient peu les proies terrestres et les laissaient florir, offrant une réserve de secours si jamais la mer venait à se montrer difficile. Leur meute savait remercier. Leur-Mère pour chaque proie, pour chaque marée riche qui déposait parfois des poissons à même les rochers abrupts. Pourquoi aurait-elle décidé de les détruire ? Ils étaient ses enfants, ses yeux sur la terre à laquelle elle n'appartiendrait jamais, elle qui faisait se fondre la mer et le ciel.
Il était intimement convaincu qu'elle ne leur voulait pas de mal, et qu'un signe aussi violent et direct ne pouvait être de sa volonté. Ses babines frémirent à la pensée que cet avis était loin d'être partagé dans le clan. Mais il supposait qu'il leur faudrait revoir la dévotion qu'ils avaient envers Leur-Mère si celle-ci les remerciait en les mettant en si grand danger.

Sa queue battit l'air en silence, alors qu'une odeur familière vint lui chatouiller la truffe. Il se redressa et balaya les alentours du regard. Une météorite s'écrasa non loin, sans lui arracher de sursaut. La lumière orangée de son explosion teignit son pelage de roux, pendant un instant.
Avant que la nuit ne lui rende sa robe de glace.

Lorsqu'il avait été promu au grade de Bêta, presque une année auparavant désormais, le guerrier s'était fait un devoir de connaître exactement chacun des membres de la meute. Leur apparence, leur odeur, quelques grands traits de leur personnalités et ceux qu'ils appréciaient ou non. Il n'ignorait pas que c'était là quelque-chose qu'un alpha se devait de faire, en priorité, mais il n'ignorait pas que le rang qui était le sien pouvait signifier prendre le contrôler des Typhons si quelque-chose tournait mal. Il ne convoitait en rien la place de ses supérieurs - son grand respect pour la hiérarchie le faisait exiger d'être respecté, certes, mais faisait également qu'il considérait sans amertume ni honte que le couple dominait avait l'ascendant sur lui - mais il refusait d'imaginer une cène où il se retrouverait penaud devant une foule qui attendrait de lui quelque-chose qu'il ne ferait que maladroitement. Il avait donc, avec patience, appris à connaître ses congénères. De loin, bien-sûr - il ne fallait pas s'imaginer qu'il allait faire ami-ami si facilement avec qui que ce soit - mais au gré d'une patrouille, d'un repas à demi silencieux et avec une oreille attentive, on en apprenait beaucoup en prêtant l'attention qu'il fallait aux paroles qu'il fallait.

L'odeur qui lui parvenait à la truffe, suivie presque aussitôt par la silhouette tachetée qui en était à l'origine, appartenait à une chienne dénommée Aroha. Plus jeune que lui, elle était sortie peu de temps auparavant de l'âge des novices et des adolescents pour devenir une membre de la meute à part entière. Les échos qu'il avait eus d'elle la décrivaient comme une chienne sympathique, à l'écoute, peu bavarde mais avec de justes paroles. Un élément sans doute important dans la cohésion de toute cette joyeuse compagnie. Il riva sur elle son regard sombre alors qu'elle s'approchait pour le saluer d'une voix douce. Le grand chien blanc lui répondit d'un signe de la tête.

"Bonsoir Aroha."

Ils n'avaient encore jamais eu de véritable conversation, mais il ne se faisait pas d'illusion sur la manière dont celle-ci allait se terminer. Vengeur n'était pas un individu agréable à vivre, il en avait conscience. Le ton de sa salutation, dépourvu de la moindre animosité mais également de la moindre chaleur, était un bon préface à ce qui devait logiquement suivre. La solitude avait toujours été une chose avec laquelle il n'avait eu de mal à composer. Elle faisait partie de son existence, sans qu'il ne sache s'il s'agissait d'un véritable choix.
C'était ainsi.

"Vous vous promenez bien tard, en ces terres dangereuses." Ajouta-t-il sans la quitter des yeux.

Comme pour ponctuer ses paroles, une autre étoile décrochée du ciel s'écrasa dans la mer avec force bruits de vapeur et d'éclaboussure. Le guerrier resta de marbre, mais maudit en silence cette pierre qui chasserait toujours plus de poisson loin de leurs berges.

Sa congénère s'approcha pour se poster non loin de lui et prit un air amusé à sa remarque sur sa promenade nocturne. Il écouta sans mot dire sa répartie, sans être toutefois intimement convaincu. Aroha était jeune, lui-même était encore jeune. Ils avaient eu la chance de connaître ces dernières années un temps de paix relatif entre les meutes, qui avait laissé les moins âgés grandir sans affronter les affres d'une guerres ou les caprices de leur terre par de grands cataclysmes. Maintenant, ils étaient tous comme des enfants face à ce que pouvait leur réserver le destin, encore naïfs et ignorants des horreurs qu'ils ne pouvaient qu'imaginer. Vengeur espérait être capable de faire face à ce genre de situation critique sans perdre pied, il l'espérait vraiment. Mais il n'ignorait pas que les esprits pouvaient changer du tout au tout lorsqu'ils se retrouvaient confronter à quelque-chose qui dépassait le seuil qu'ils pouvaient supporter. Il avait en estime tous les membres de sa meute, mais il savait qu'elle ne pouvait être constituée uniquement de héros.

"Loin de moi l'idée de nier votre courage." Répondit-il finalement avec un mouvement d'oreilles, pour faire comprendre qu'il n'avait eu aucunement l'intention de l'offenser.

Non pas que ce genre de pensée ou d'envie lui soit étranger, mais en cet instant ce n'était pas le cas.
Il capta le mouvement de la raie sous l'eau juste avant qu'elle ne surgisse devant lui et fit un pas en arrière pour éviter de se retrouver avec un animal marin sur le museau. Il avait beau être typhon, ce n'était pas une situation qui lui vendait du rêve. L'eau se retira et les deux êtres aquatiques avec, toutefois la lueur des algues phosphorescentes révéla que leurs ombres tournaient toujours non loin d'eux. La lumière de la mer colora de turquoise le pelage neige du Bêta, d'une lueur froide qui allait fort bien avec ce qu'il était. Un souffle de vent leur apporta les embruns, tâchés d'une odeur légère de brûlé devenue désormais habituelle.

Il parcourut les alentours et le ciel du regard avant de répondre à la question de la chienne. La pluie de météorites, très denses quelques instants avant, semblait voir décidé de s'éclaircir un peu. Ils ne trouveraient sans doute pas beaucoup de proies, mais c'était peut-être la seule occasion d'entrer dans la mer de manière sûre qu'ils auraient ce soir-là. Il acquiesça donc en silence, répondant à l'invitation d'Aroha, et s'avança vers l'océan.
Les vagues douces semblaient s'accrocher à ses pattes et à son pelage de glace, comme si elles retrouvaient un vieil ami. La mer n'était pas un ennemi pour es Typhons, bien au contraire. Si Vengeur ne pouvait se targuer d'avoir de véritable ami parmi ses congénères, il savait bien qu'il lui resterait toujours Leur-Mère pour les accueillir, lui et ses pensées.

De l'eau jusqu'au ventre, il tourna la tête et riva ses prunelles brunes vers Aroha, lui laissant poliment prendre les devants.